
Interview
Au revoir là-haut, le film vu par Pierre Lemaitre
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En quoi l’idée d’adapter votre roman pour le cinéma vous a-telle séduite ?
Cette question est celle, d’une manière plus générale, de l’adaptation du roman au cinéma : à quoi cela sert-il ? Somme toute, la personne qui veut connaître cette histoire peut lire le roman, il n’y a pas de logique implacable qui préside à la nécessité d’adapter les romans au cinéma. Selon moi, la justification doit se trouver dans la plus-value que peut offrir le cinéma. Une adaptation n’a aucun intérêt si elle se contente de raconter la même histoire à peu près de la même manière que le roman.
C’est pourquoi j’ai eu un immense plaisir à voir travailler Albert Dupontel : il raconte la même histoire, dans le respect de mon univers mais en proposant son propre point de vue. Le film condense SA manière particulière de voir cette histoire, de la comprendre. Il propose des solutions narratives toujours intelligentes, caustiques et drôles qui renouvellent ce qui est raconté dans le livre. Je suis même un peu jaloux parfois : il a des idées que j’aurais bien aimé avoir moi-même lors de la rédaction du roman...
Pourquoi avoir accepté la proposition d’Albert Dupontel et pas une autre ? Qu’avez-vous ressenti au premier visionnage du film ?
La décision d’accepter la proposition d’Albert Dupontel a été le fruit de la rencontre. C’est toujours la meilleure solution : que le « courant passe », que le respect soit mutuel, que l’envie existe de collaborer. Être certain qu’on parle, chacun à sa manière, de la même histoire. Pour ce qui est du casting, c’est assez étrange. Vous travaillez pendant quinze ou dix-huit mois avec, en tête, le visage que vous avez donné à vos personnages et quelqu’un arrive qui ne lui ressemble pas... et qui, en quelques semaines, et surtout après le visionnage du film, vient remplacer « votre » personnage. J’adore cette substitution. Franchement, aujourd’hui, j’aurais du mal à voir mes personnages autrement qu’avec le visage de Dupontel, d’Arestrup ou d’Émilie Dequenne...
Le film ne respecte pas la hiérarchie des personnages de votre roman…
Dans mon roman, en effet, Edouard n’est pas le personnage principal. C’est un changement profond qu’opère Albert Dupontel dans son film en proposant que l’histoire soit racontée par Albert mais que le héros en soit son compagnon, Edouard. C’est très bien vu parce que Albert Maillard, joué par Albert Dupontel lui-même, n’est pas le héros de sa propre vie. Albert Dupontel, à sa manière, avec ce ton qui est le sien – qui n’a aucun équivalent dans le cinéma français –, pousse évidemment à la causticité, à l’humour corrosif, qui trouve son acmé dans cette magnifique scène du Lutetia où on juge les « héros militaires » de la Grande Guerre...
Alors que les soldats revenus vivants semblent être exclus de la société, les morts de la Grande Guerre sont glorifiés. Ce paradoxe est-il un révélateur de la société ou une figure de style ?
Je ne vois pas pourquoi le paradoxe ne pourrait pas être à la fois l’un et l’autre. Le paradoxe est un révé- lateur dans la mesure où il met à jour des contradictions, fait émerger des oppositions – des conditions nécessaires pour écrire une histoire –, développe des conflits, etc. Au plan stylistique, de manière différente, puisque la grammaire du cinéma n’est pas celle de la littérature, c’est une figure de style mais qui n’a rien de gratuit puisqu’elle sert un propos, c’est-à-dire un discours, c’est-à-dire un point de vue.